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Préambule

Béatrice Darmagnac est une artiste qui pense, construit et déconstruit le paysage sous toutes ses formes. Ses recherches plastiques sont intrinsèquement liées à tous les aspects de sa vie. J'ai eu grand plaisir à écouter son récit de vie et à comprendre la manière dont elle les lie. Impossibles à dissocier et inter-dépendants, avec un positionnement fort et un dévouement total.

Le style de l'entretien reste oral pour garder la spontanéité de l'échange. L'écriture inclusive non-différenciée, c'est à dire le féminin ou le masculin venant en premier aléatoirement sur les mots genrés, est un parti-pris assumé. Car comme dirait une amie « Je ne suis pas qu'un « e » à la fin d'un mot ». Cette entretien a été réalisé en janvier 2020 en ère "pré-covidienne". Certains projets ou expos évoqués ont depuis été déplacés et/ou annulés mais d'autres ont aussi émergé ! Stay tuned pour des nouvelles des artistes interrogé.es et des « que sont-ils devenu.es ?! » ! Bonne lecture !

Paye Ton Artiste - Salut Béa

Béatrice Darmagnac - Bonjour Audrey

PTA - Merci beaucoup d'avoir accepté l'entretien. Tu es Béatrice Darmagnac, tu es plasticienne et ça fait déjà quelques années que tu as choisi ce chemin. La problématique qui m'intéresse particulièrement dans ton parcours d'artiste c'est que tu es artiste dite "émergente" et que tu es également dans ta petite quarantaine. Je voudrais discuter avec toi de cette question (entre autres sujets). Mais d’abord, je vais te laisser te présenter toi-même et me dire quel est ton parcours ?

B.D - Comme tu l'as dit, je m'appelle Béatrice Darmagnac, anciennement Abadie.

Alors mon parcours : je suis rentrée pour la première fois à l'école des beaux arts quand j’avais 20 ans à Montpellier dans les années 92/931. A l’époque c'était quelque chose que j'avais attendu toute mon adolescence. Pourtant lorsque j'y suis enfin arrivée, un profond ennui m'a pris et je me suis vraiment demandé ce que je faisais là et ce que j'allais faire de ma vie, alors que j'étais là où je voulais être depuis toujours. Puis ça s'est terminé avec des problèmes de financement de l'école. J'ai dû revoir mon projet en me disant que je n'étais pas au bon endroit au bon moment. A cette époque là, je vivais en squat tout en étant aux Beaux-arts, et ce n'étaient pas les squats artistiques d'aujourd'hui, c'était vraiment trash ! 

Cette période là a vraiment marqué tout mon chemin, parce que dans des conditions assez dures j'avais malgré tout envie de continuer à développer quelque chose au niveau artistique. J'ai  continué ma recherche en parallèle après, même hors de l’école. Mais je me suis juré que je reprendrai les beaux-arts un jour. Ce qui est arrivé quinze ans plus tard ! Un jour, un virage de vie a fait que j'ai senti que c'était maintenant ou jamais, avant qu'il ne soit trop tard. Par contre, je ne le conseillerais pas, ça a été très difficile pour moi de reprendre après autant d’années. Même avec la recherche artistique que j’avais toujours continué à mener.

PTA - Tu avais quel âge quand tu as repris ?

B.D - C’était en 2006/2007, j’avais 35 ans. J'ai recommencé l'école à Tarbes avec une option céramique2, sans que ce soit forcément l'option qui m'intéressait au départ. Ce qui m’a encouragé à me rapprocher de cette école en particulier, c’est que par ses programmes et sa situation géographique, elle avait une interrogation sur le paysage qui résonnait avec ma recherche. Puis également parce que l’école était plus petite en comparaison avec celle de Montpellier. C’était assez compliqué, d'être à nouveau élève à cet âge mais finalement à partir du moment où tu te positionnes en tant qu'apprenant il n’y a pas de soucis. Mais je me suis heurtée à tout le problème du milieu de l'art contemporain.

PTA - Tu es sortie diplômée quand ?

B.D - En 2010, j’ai eu mon DNSEP option Art avec les félicitations du jury, j'étais très contente. 

PTA - Après les beaux-arts tu as continué tes études ?

B.D - Oui, j'ai un master art et recherche à l'université de Toulouse Le Mirail. Parce que j’ai eu mon DNSEP un an avant la réforme des niveaux universitaires européens pour les diplômes des Beaux-arts. J’avais l'équivalent d'un Master 1 et je voulais absolument un Master 2 pour pouvoir enseigner. Je suis allée passer ce master à l'université alors que je n'y avais jamais mis les pieds. Ça aurait pu être un fiasco total mais finalement je m'en suis bien sortie ! J'ai eu une mention bien. En suivant, j'ai attaqué 5 ans de doctorat en arts plastiques. Par contre, le doctorat s'est  mal passé parce que je n'avais rien à faire dans ce secteur. Les conditions hiérarchiques, les petites phrases acerbes : “tu n’as pas le profil d’un doctorant de 25 ans” qui coupaient court à mes ambitions, m’ont poussé à tout de même faire 5 années de recherche, écrire mon mémoire, mais je ne l’ai pas soutenu.

PTA - Eh bah quel parcours ! La pratique te manquait peut-être ?

B.D - Oui et l'environnement me stimulait moins.

PTA - Suite à tes diplômes, comment ta carrière s'est développée ?

B.D - Dès la deuxième année aux Beaux-Arts, j'ai commencé à essayer de rentrer dans le milieu professionnel, d'abord par le milieu associatif, via des événements. C'était important de m'y impliquer. Pendant quinze ans, j'ai commencé progressivement à construire un réseau. Globalement depuis ma sortie d'école j'ai environ trois évènements ou projets par an. Je dis "événement" parce que ça peut être très varié, workshop, exposition, edition, etc... Je suis assez satisfaite de cette fréquence.

PTA - Et par exemple, en ce moment c'est quoi tes projets ?

B.D - Actuellement, je travaille pour la réalisation d'une pièce dans l'espace privé d'une énorme entreprise qui s'appelle Solinest3. Ils ont une fondation d'entreprise qui s'appelle Nature Addicts Project4. Solinest c'est un grand distributeur, N.A Projects c'est un producteur de condiments déshydratés (les barres de fruits aux caisses de supermarchés).

PTA - Ce n'est pas un placement de produit !

B.D - Pas du tout ! Ahah, à la base ils avaient passé un appel à projets pour Zone Sensible à Paris, ils ont sélectionné mon projet que j'ai soutenu devant leur jury.

Ils m'ont dit que pour plusieurs raisons ça n'allait pas pouvoir se faire. Mais par contre, ils ont trouvé que mon projet serait très intéressant pour leur siège. Je leur ai fait plusieurs propositions, et là je suis à quelques semaines de la réalisation de ce projet. Cette pièce, c’est la construction d'un observatoire. Plus précisément elle s’appelle Observatoire d’aggradations ou  Être lisière. Ça n’est pas un observatoire des étoiles hein ! Là ça sera un observatoire placé dans la frange entre "l'habité et le sauvage". Donc j'ai ce projet là, puis un autre avec le conseil départemental des Hautes-Pyrénées. Et un troisième avec une association du sud-ouest qui voudrait une exposition en extérieur. D’ailleurs, les trois sont en extérieur.

PTA - Vu ton travail, ça fait totalement sens !

B.D - En parallèle évidemment je continue ma recherche perso qui est une never ending story.

PTA - Rentrons un peu plus dans le vif du sujet, les conditions socioprofessionnelles, les fameuses ! Tout d'abord, en quelques phrases, actuellement qu'est ce que tu considères être le plus ou les plus grands obstacles dans ta carrière ? Qu'est ce qui impacte le plus ta vie personnelle et ta vie professionnelle ?

B.D - Je pense que c'est le fait qu’à la lecture de mon CV on voit ma date de naissance. De mon point de vue, c'est ce qui impacte le plus le développement de mon activité, car je suis loin d'être le "jeune homme blanc de 35 ans", qui actuellement grève tous les budgets. Quand tu regardes grossièrement, c'est principalement des hommes qui remportent les appels à projets même si évidemment il y a de plus en plus de femmes on est d'accord mais bon ...  Après s’ajoute aussi le fait que j'ai repris les beaux-arts avec du décalage comme je te disais. Ces quinze ans ils sont incompressibles.

PTA - C'est un paradoxe, tu es "émergente" mais tu n'as pas l'âge de l'émergence".

B.D - Oui donc en fait je me retrouve toujours Poulidor. Tu vois j’utilise une expression qui est aussi datée ! Ahah, dans le sens où j'arrive très souvent deuxième. Je suis souvent sélectionnée dans les dix premièr.es, trois premièr.es, deux dernièr.es... mais on choisit toujours l'autre. C'est un enfer ! J'aimerais que ça tourne plus.

PTA - C'est hyper énergivore de faire des dossiers, et en plus pour voir ça te passer littéralement sous le nez, ça doit être tellement frustrant !

B.D - A chaque fois je passe vraiment trois jours entiers sur un dossier, et c'est vraiment un MINIMUM ! Tu as toujours le "noyau" qui est ton portfolio que tu n'as pas forcément besoin d'actualiser à chaque fois, mais tout de même. Chaque proposition et appel à projet tu le cales par rapport à ta recherche et à la recherche du lieu. Tu dois trouver les liens entre les deux et à chaque fois c'est hyper énergivore. Donc oui, trois jours c'est le service minimum mais très souvent c'est beaucoup plus.

PTA - Il y a des difficultés importantes à surmonter, pour partir sur une note un peu plus joyeuse : tu te souviens du moment ou de la période où tu as décidé d'être artiste ? Quel était ton déclic ? Tu l'as toujours su ?

B.D - Ah ouais ! On me posait la question quand j'étais enfant "Qu'est ce que tu veux faire plus tard ?" et j'étais en train d'imaginer ce que je fais actuellement en fait !

Mais je n'avais pas de mots à poser dessus encore. Ça n'était pas berger ou agriculteur mais j'avais envie d'être dans le paysage. J'ai eu une enfance ultra privilégiée à courir dans la montagne, ça m'a énormément marquée ! Il y avait des événements comme des tremblements de terre, des ravages d'inondations de ruisseaux, des avalanches, des tempêtes extraordinaires dans la montagne. Ce sont des souvenirs tellement forts que j'essaye de retrouver cette intensité. 

Même quand je vivais dans le squat à Montpellier, en fait je n'avais peur de rien !

Qu'est-ce qu'il y a de plus puissant que la nature ?!

Qu'est-ce qui allait me porter comme ça autant ? Le questionnement c'était comment je pouvais rendre compte de cette intensité là. Pour continuer à vibrer comme ça.

PTA - A partir du moment où tu as abordé la question avec ton regard d'adulte, tu t'étais préparée à toutes les difficultés qui allaient s'y ajouter ? Tu avais idée dans quoi tu allais t’engager ?

B.D - En connaissant et ayant de loin une idée des conditions, je me suis dit que j'étais capable d'affronter ça. Dans l'histoire des arts, il y a vraiment pas mal de biographies qui sont peu joyeuses sur les vies d'artistes. D'autres qui sont tragiques, certaines sont plus coulantes. Mais si tu t'y penches avec un peu plus d'attention, tu remarques que ce sont souvent des personnes qui avaient des prédispositions ou des situations familiales qui permettaient de développer cette vocation. Il n'y avait pas que des gens à "talent". Parce qu'ils venaient de milieux privilégiés, certains avaient aussi des avantages, le luxe du temps de travail artistique disponible par exemple, qui est un des éléments essentiels pour aboutir sa recherche. Il y a beaucoup de facteur chance, aujourd'hui encore il faut être là au bon endroit au bon moment.

C'est une certitude, comme dans beaucoup de milieux finalement.

PTA - Ahah tu y es allée la fleur au fusil comme un kamikaze ! Prête à en démordre !

B.D - C'est ça ! En même temps, je n'ai pas non plus envie de m’essouffler.

La limite entre la passion, l'envie de mener ta recherche et les conditions dans lesquelles tu la mènes ... faut pas lâcher, faut continuer et parfois c'est pas facile.

PTA - Plus personnel. Comment ton milieu familial ou social en dehors de l'art contemporain réagit à ta profession ?

B.D - "Et sinon tu fais quoi comme boulot ?"

PTA - La réponse classique !

B.D - Globalement dans ma famille élargie ils n'ont absolument aucune idée de la galère dans laquelle on est tous (les artistes). Mais mes plus proches acceptent ce que je fais, ils y trouvent aussi de l'intensité ! Je les implique. On a même monté un collectif familial : Collectif DF*5. Mes filles même quand elles étaient petites je voyais bien qu'elles développaient ce côté créatif. Elles sont attirées par le dessin et la performance, les univers circassien et japonisant parmi leurs influences. On a aussi ce point de liaison entre nous qui est la terre et la céramique. Même si il n'y a que moi qui ait fait des études d'art dans la famille. Avec mon conjoint Arnaud, on travaille ensemble. Comme le marin, il connaît son environnement : la montagne, donc le paysage. Il sait se confronter au réel, faire face aux éléments, s'adapter à l'impermanence du monde. Et de la même manière, il comprend le sublime. Ce dont beaucoup ne sont pas capables. C'est un vrai esthète, dans le sens où il ressent et comprend ma recherche. C'est mon plus grand soutien que soit au niveau de la création ou au niveau financier. On a tous les deux des boulots alimentaires à côté.

PTA - Justement Béa, tu manges quoi le 5 du mois ? Quand les finances sont au plus bas !

B.D - Ahah, alors clairement ça ne vient pas de la rémunération artistique ! Ça peut être des pâtes, j'ai mon potager donc je m'en sors aussi avec ça, ce que je sème et que je récolte. Parce que j'ai aussi choisi d'habiter pour des questions de moyens hors de la ville.

Je mange ce que je glane

PTA - Le paysage et la nature servent à ta survie jusqu'au bout !

B.D - Complètement !

PTA - On va bifurquer sur des questions un peu plus "paperasse".

Est-ce que tu es inscrite à la MDA ou à l'AGESSA ?6

B.D - Non. Je marque à chaque fois "en cours". J'ai un numéro de SIRET.

Maintenant, en étant émergente je ne fais plus de projets bénévoles. J'ai toutes mes productions qui sont payées, transports inclus, etc. Je ne débourse pas d'argent pour exposer (parce que ça arrive encore à certains !). Je commence à avoir des droits d'auteur depuis cette année véritablement.

PTA - Combien de temps as-tu attendu pour avoir ces paiements de droit d'auteur ?

B.D - C'est tout nouveau, depuis cette année. ça a pris dix ans depuis que j'ai commencé à “être artiste” et que j'expose régulièrement. Mais il y a tout juste juste six ans que j'ai enfin eu des premières honoraires et autre chose que la production des pièces de payé, et seulement quatre de manière plus régulière. Sinon les premières années c'était uniquement pour la "gloire" ! Et laquelle de "gloire" d'ailleurs ?! Ahah

PTA - Tu as été formée sur ces questions administratives et juridiques, autour du statut d'artiste-auteure ? Tu appréhendes bien ou tu galères avec ?

B.D - J'appréhendais et je tâtonnais les premières années. A cette époque vu que je n'avais pas d'honoraires, je n'avais pas de déclaration à faire véritablement. Je faisais tout avec mon Siret. J'étais obligée d'avoir un travail alimentaire, donc je passais tous les revenus sur la déclaration générale, et puis tous les financements de production ne sont pas à déclarer. Mais j'ai fini par passer un cran au dessus pour me professionnaliser véritablement.

J'ai fait la formation artiste-auteure.r au BBB à Toulouse, qui m'a beaucoup apportée. 7Par contre j'ai été bête, je l'ai fait un an avant que tout change en 2018 ! Ahah, il va falloir refaire une mise à niveau avant de faire la prochaine déclaration.

PTA - Avec ce statut tu n'as pas droit au chômage, tu n'as pas droit aux différentes indemnités du gouvernement français, aux arrêts de travail, etc. Qu'en penses-tu ?

B.D - C'est complètement aberrant. Moi je ne vois même pas avec quoi je pourrais cotiser ! A un moment on va vendre un rein quoi ! Je suis donc obligée de travailler à côté, ce qui est chronophage pour ma recherche.

PTA - Sans transition, tout à l'heure tu as parlé de "réseau", comment tu t'y insères dans ce réseau art contemporain ? Tu t'y sens à l'aise ?

B.D - Disons que j'ai toujours pensé que quoi qu'il se passe je pouvais toujours essayer et tenter les choses. Je crois en ma recherche. Plus qu'en moi-même d'ailleurs. Le travail artistique que je suis en train de développer avec toutes les difficultés que je rencontre pour y arriver, si je le poursuis, c'est bien que j'y crois !  Si tu n'y crois pas toi-même, personne n'y croira. Mais actuellement, il y a des personnes, et tant mieux pour eux, qui sont dans un réseau qui est porté par un flot d'argent. Est-ce que ce sont les meilleurs talents ?

Moi je ne suis personne pour juger de ce genre de choses, mais ce sont des œuvres qui plaisent dans une certaine mouvance comme ça. Il y a des gens pour acheter, des gens pour vendre. Il y a un circuit, un système, mais à côté il y a la recherche.                               Alors je crois à la rencontre, peut-être qu'un jour quelqu'un se dira "ce qu'elle est en train de rechercher là, même si ça n'est peut-être pas à la mode, il y a quelque chose". Et moi c'est là dedans que je m'insère. Je préfère développer une base de recherches qui vont véritablement s'inscrire dans le temps et la durée. Si il y avait un flot d'argent avec, ça serait parfait ! Mais ça n'est pas le cas, je l'accepte. Contre vents et marées je continue. Mais aujourd'hui c'est difficile de faire véritablement et rapidement rencontrer cette recherche et ce travail à quelqu'un dans le réseau.

PTA - Tu as tendance à vouloir fonctionner en dehors ?

B.D - Je suis obligée surtout. Je n'ai pas envie de me dire "Moi je suis une rebelle de l'art contemporain ! Je suis pas les réseaux !". Non pas du tout ! C'est que par définition, je ne réponds pas à certains critères établis actuellement. Je ne suis en effet ni jeune, ni belle, j'en joue dans mon travail esthétique de performance avec le personnage de SUBLIME par exemple. Mais je n'en joue pas en société ou en professionnel. J'aimerais effectivement tombé sur des personnes intéressées par la recherche en tant que recherche et non sur l'emballage de story telling autour.

PTA - Ça amorce parfaitement ma prochaine question ah ! Tu t'es déjà sentie limitée ou discriminée dans le développement de ta carrière par ton genre, ton âge, tes origines ?

B.D - Oui tout à fait, par mon âge évidemment comme je t'en parlais au début de l'entretien. Par le fait d'être un femme aussi très clairement. J'ai toujours cru qu'être artiste était sans genre en fait, mais c'est la société qui te le renvoie… Il n'y a pas du tout les mêmes chances pour un homme ou pour une femme aujourd'hui.  On me catalogue, moi je crée c'est tout.

PTA - Alors que dans les études d'art les femmes sont majoritaires.

B.D - Même si je ne le revendique pas frontalement, je lutte contre ce sexisme. Mais je le subis surtout. D'autant plus que je ne suis pas en position de force pour pouvoir aller contre. Comme on disait tout à l'heure, je suis dans la quarantaine et la plupart des appels à projets sont fermés pour moi. Et quand il y en a un d’accessible ça m'arrive souvent de dire "Oui je postule là parce qu'il ne m'est pas fermé !". On me rétorque souvent de ne pas le voir comme ça mais …Au premier ... bon. Au deuxième .... admettons ! Au troisième ... ??!

Si je dois faire une estimation, sans déconner c'est 60% des appels à projets qui me passent sous le nez comme ça !

PTA - C'est énorme ! D'autant plus que je sais bien personnellement que tu réponds à ÉNORMÉMENT d'appels.

B.D - Ahah oui ! C'est sûr ! Pour certains je rends des dossiers malgré tout. Sait-on jamais ! Il pourrait y avoir quelqu'un s'il est de véritablement intéressé par le projet ou le travail pourrait répondre favorablement même si je ne coche pas ce critère d'âge.

PTA - D'autant plus que généralement lorsqu'ils posent une limite d'âge c'est pour favoriser des artistes en émergence. Ce qui est ton cas au final !

B.D - Mon éternel problème ...

PTA - Passons à tes conditions de travail si tu veux bien !

B.D - En ce moment elles sont en train de changer justement !

PTA - Commençons par le lieu, est ce que tu as un atelier ? Ou est-ce que tu prévoies d'en avoir un ?

B.D - Oui. Pour l'instant je n'en ai toujours pas d’atelier mais j'ai bénéficié de l'aide individuelle à l’achat de matériel de la DRAC Occitanie en 20198. Je suis ravie, parce que c'est une preuve de confiance ! Je vais pouvoir l'utiliser pour construire mon espace de création.

Je n'en ai jamais eu jusque là. J'ai toujours beaucoup travaillé en extérieur pendant très longtemps alors ça n'était pas non plus justifié que j'ai un atelier jusqu’ici. ça prenait tout son sens dans ma démarche d'alors de faire des pièces éphémères avec des matériaux que je recyclais. Mes conditions de vie ont également conditionné ma pratique, il ne faut pas se leurrer. Mais à un moment, j'ai senti qu'il fallait que ça s'arrête, et que ça commençait à me limiter. Je n'ai pas d'espace de stockage actuellement et je ne peux pas travailler hors poussière. Donc j'ai fait cette demande de subvention et ça a fonctionné.

J'ai acheté tous les matériaux et je commence à construire en 2020. A partir d'un vieux hangar que j'ai chez moi. Je fais les murs avec les bottes de paille que j'ai acheté et la terre de mon jardin. Je suis obligée d'aller au plus juste financièrement mais ça me plaît aussi.

PTA - J'aime beaucoup la manière dont, même dans ton atelier, tu seras entourée par tes matériaux et ta production directement !

B.D - Même encore plus loin ! Une partie des matériaux recyclés provient d'une de mes pièces qui s'appelle "Stock". Une pièce qui justement interrogeait la condition et l'économie de l'artiste. Face aux institutions qui ne nous rémunère pas, j'ai acheté des matériaux bruts, je les ai stocké sans les transformer, c'est un moyen de faire apparaître le travail par l'absence de travail sur la pièce justement. Ces stocks ont aussi été compté sur la compta dans la demande d'AIA. Mon économie, mon espace de travail et ma vie s'imbriquent avec ma recherche.

PTA - Je trouve ça très drôle comme ça que l'AIA ait servi à acheter concrètement des bottes de paille ! Ahah, où s'arrête la vie ? Où s'arrête le travail d'artiste ? Comment tu le quantifies ce temps de travail ?

B.D - C'est simple : le temps de travail que je dégage pour autre chose que l'art hormis les temps familiaux c'est uniquement quand j’en trouve pour faire mon boulot alimentaire. Et encore, quand je fais des boulots qui te prennent les mains et pas la tête, je réfléchis quand même à ma recherche. C'est 80% du temps de vie pour l'art.

PTA - Tu parlais de travailler en collectif avec ta famille. Je sais que tu as eu beaucoup de collectifs, qu'elles ont été les avantages et les difficultés de ces collaborations ?

B.D - En collectif c'est très intéressant parce que ça apporte "l'autre". Quelle est sa réflexion ? Comment construit-il son projet ? Comme tu enrichies l'autre, comment l'autre t'enrichit.

Cet échange est toujours passionnant. ça s'est rarement mal passé. Puis quand ça s'essouffle, juste ça s'arrête et on continue sur autre chose tout simplement.

Parfois ce sont des collaborations uniquement technique, moi j'ai toujours considéré que je pouvais faire appel à des artisans parce que je n'ai pas le temps d'apprendre toutes les techniques dont j'ai besoin pour ma pratique. Il y a, bien sûr le côté social aussi, faire une exposition d'art contemporain aujourd'hui sans impliquer d'autres personnes ça n'est pas intéressant. 

PTA - Tu as déjà eu une AIA. Tu as déjà reçu d'autres bourses, des aides ou des prix ?

B.D - Oui. J'ai eu une bouse du FSDIE à l'université pour financer "Stock" justement. Ensuite j'ai eu une bourse du conseil départemental du Gers pour des déplacements pour des actions. Des prix non, je n'ai jamais postulé.

PTA - Tu as déjà eu des expos, collectives ou solo ? Décroché des résidences ?

B.D - Solo oui, une petite expo en sortie d'école et une autre au CIAM à Toulouse. Collectivement aussi. J'ai fait une résidence à Biosphere 2 9en Arizona aux États-Unis, c'était de la recherche. J'en ai eu d'autres : au Ramuntcho, à la Galerie Omnibus à Tarbes.10

PTA - Durant tous ces projets, comment tu as vécu le manque de budget global en art contemporain ? Que ce soit sur les budgets de prod, de résidence, etc.

B.D - La production de mes pièces a toujours été financée. Mais une fois sortie du budget de production, même si ça va mieux du côté des institutions, souvent leurs budgets ne prennent pas en compte ni les droits de diffusion, ni les droits d'auteur.e, ni les droits à l'image.

Les honoraires n'en parlons pas, même les transports, et les per diem parfois.

En tant que sculptrice en extérieur, j'ai des budgets plutôt importants sur la production des pièces en elles-mêmes entre minimum 3000 euros et 8000 euros, ça part très vite finalement !

PTA - Ahah, ça c'est sûr ! Avant de faire le budget prévisionnel tu te dis "oui oui 5000 c'est large" puis en fait tu te retrouves à jongler 50 euros par ci, 150 par là ...

B.D - Les suivis critiques, par exemple, ça serait indispensable mais tu n'arrives même pas à dégager assez pour payer le critique. Tu te retrouves à être rarement sélectionnée, déjà, puis tu te retrouves sur des projets qui ne prennent en compte que la production pour le lieu d'art. Donc toi à côté tu ne peux que batailler pour avoir des fenêtres critiques pour faire connaître ton travail, tu ne peux même pas te payer un site internet correct, tu es obligée de le faire par toi-même, mais ça n'est pas ton boulot ! Tu ne t'en sors pas ...  Rien n'est facile, même en étant acharnée. Et je ne suis même pas encore émergée ! ... mais pas submergée comme dirait l'autre ! Ahah

PTA - Tu as déjà commencé à répondre, mais est-ce que tu as déjà dû faire face à des situations vraiment limites en terme d'accueil d'artiste ? Que ce soit sur l’absence de défraiements, droits d'expo, budgets de prod, etc.

B.D - Le pire qui me soit arrivé : on m'a contacté et j'ai travaillé deux mois sur un projet.

Je le propose, il est validé. Donc je commence à aller visiter les lieux, à installer...

J'ai tout les matériaux achetés et avancés sur mes propres fonds. Puis, quinze jours avant de commencer la véritable installation dans les lieux, tout était prêt ... on me dit "Oh bah non ! Finalement on le fait pas !". QUOI !?!?! J'étais verte. Heureusement au dernier moment on a réussi à trouver un autre lieu pour reprendre le projet !

PTA - C'est horrible ... et en même temps je ne peux même pas dire que je suis surprise ...

B.D - C'est aussi des questions d'individus derrière les projets. Il faut toujours savoir jauger les personnes avec qui tu travailles, si elles ont vraiment envie ou si elles font ça pour leur intérêt personnel. Méfiance. Des exemples comme ça il y en aurait plein.

PTA - Non seulement perte d'argent, mais derrière on t'achète tes œuvres ? Est-ce que ta production s'y prête d'ailleurs ?

B.D - C'est le problème. A ma sortie d'école, j'ai exposé avec une fondation-galerie qui me demandait de faire des pièces "vendables" sauf que ça n'était pas du tout ma recherche. Mais j'ai été obligée de produire des objets ou des peintures qui pouvaient potentiellement se vendre. ça te fait créer des choses intéressantes, mais ça ne sert pas forcément ta démarche. Cela dit ça m'arrive de vendre de temps en temps quelque trucs.

PTA - Tu arrives facilement à donner une valeur à tes œuvres ?

B.D - Je ne vends pas réellement l'objet ou l’œuvre. Je vends le temps de faire cette peinture ou cet objet qui rend compte de l’œuvre. Je vends des actions, des interventions plutôt, des conférences. Je vends ma recherche si tu veux, mon temps véritablement.

PTA - Tu as l'air d'être plutôt éloignée du marché de l'art. Mais est-ce que tu as quand même une réflexion sur ton rapport avec lui ?

B.D - Quand j'ai fait ma demande AIA, j'avais dans l'idée de commencer à voir si j'avais envie de produire des objets ou pas. Mais je dois être confortable et à l'abri de manière pratique pour pouvoir même stocker ces potentiels objets à vendre. Par exemple, j'ai arrêté la peinture parce que, de manière ne serait-ce que pratico-pratique, je n'avais pas l'espace pour en produire et les stocker. J'ai envie de réorienter ma pratique actuellement, une partie du moins.

PTA - Tu t'estimes vivre dans la précarité aujourd’hui ?

B.D - Oui complètement.

PTA - Tu es bénéficiaire du RSA ou demandeuse d'emploi ?

B.D - Je n'y ai pas le droit. Je suis demandeuse d'emploi. Mais comme à certaines périodes je n'ai pas assez travaillé, j'ai juste eu le droit à une allocation de 350 balles. Mon compagnon aussi. Donc à deux sur 700 balles en somme. La grande vie. Je me suis retrouvée dans la situation hallucinante de ne plus avoir de véhicule au milieu de nulle part en rase campagne et de devoir prendre une voiture en leasing alors que nous étions incapable d'obtenir un emprunt. Précarité totale.

PTA - Tu as des activités complémentaires liées à ton métier d'artiste ou à l'art de manière globale ?

B.D - Au milieu de l'art oui, j'ai fait des régies pendant très longtemps, de la médiation, de la programmation, du développement culturel territorial, des ateliers et des workshops en écoles d'art. En ce moment je suis prof. Je jongle en fait. J'ai même été électro pendant dix ans à faire l'éclairage des spectacles et des concerts.

PTA - Actuellement, tu as des boulots alimentaires qui n'ont rien à voir ?

B.D - Juste avant d'être enseignante d'arts appliqués, j'étais à La Poste. Il y a 6 mois. Je prends ce qu'il y a.

PTA - Est-ce que parfois tu es ponctuellement contrainte de dépendre ou de te reposer financièrement sur un ou plusieurs de tes proches ?

B.D - Oui, j'y suis même obligée. Il y a toujours un moment où ça arrive. C'est horrible parce que je suis très fière. Je ne veux pas dépendre de quiconque, j'ai toujours travaillé pendant mes études pour pas qu'un jour on me le reproche. C'était ce que je rétorquais quand on me le disait. J’ai travaillé pour payer mes études, pour payer mes pièces, pour faire et assumer mes choix de vie. Je fais toujours de mon mieux jusqu'au bout. Mais là je commence à rentrer dans une période où j'ai du mal à trouver du travail alimentaire. On n'embauche plus des personnes de 40 ans et plus. C'est là où ça devient très dangereux, cette année a été particulièrement dure.

PTA - Financièrement en terme de revenus artistiques, ça serait quoi l'objectif réalisable que tu te fixerais au niveau de ta carrière actuelle ?

B.D - J'aimerais rester sur une ambition de minimum 3 actions artistiques par an. Au niveau financier, toutes les actions sont payées maintenant. Mais ça ne fait toujours qu'un SMIC pour 3 mois si tu étales. Les calculs sont pas bons. Il me faudrait plutôt neuf actions par an, avec les droits d'auteur, au minimum deux mille euros à chaque fois, pour m'en sortir en fait.

PTA - Regardons la lumière au bout du tunnel maintenant. Dans un scénario toujours réalisable comment tu envisages l'évolution de ta carrière et de tes conditions de vie plus tard ?

B.D - Je suis en train d'essayer de développer mon réseau. Je me risque sur des appels à projets auxquels je ne pourrais pas forcément prétendre. Par rapport à mon statut de femme de 40 ans et + ça semble peu probable mais je les fais tout de même. Je suis aussi en train de me dire que si rien ne se déclenche véritablement prochainement je serai obligée de rester sur du travail alimentaire en rapport avec l'art pour pouvoir survivre.

Mais par contre, quoi qu'il arrive, je continuerai toujours ma recherche. Le problème c'est que je souhaiterais qu'il y ait une certaine reconnaissance. Pas pour la gloriole hein ! Ce serait pour avoir la possibilité de travailler avec certaines personnes qui ne me sont pas accessibles aujourd'hui. Des scientifiques, pouvoir échanger avec certains lieux artistiques ou universitaires, pour pouvoir parler du cerveau, de la matérialité infra-mince, etc. Ces personnes là, sans un certain statut, je ne peux pas les approcher.

PTA - Qu'est-ce que tu aurais aimé qu'on te dise quand tu as commencé ta carrière ? Ou tes études d'art ?

B.D - D'entrée, tout ce que j'ai appris dans ma formation au BBB. Toutes ces histoires de statut, de diffusion, de droits ... C'est évident qu'il faut connaître le marché de l'art pour avancer dans ce secteur, de franchir des étapes. J'aurais voulu qu'on me dise de ne pas lâcher. Parce que l'énergie que j'ai eu dans ma trentaine à reprendre mes études, au final j'aurais pu l'avoir à 20 ans si je l'avais entendu à Montpellier. "Continues ta recherche ! Ne quitte pas tes études. Parce-que même si tu reviens, ce temps-là il sera incompressible."

PTA - Après à titre personnel, je pense que le fait que tu aies pris le train plus tard ça t'as aussi apporté d'autres perspectives, même si tu galères. Il y a des gens qui ont fait des parcours quand tu les entends ils ont les mêmes problématiques que toi. Même si elles sont un peu déplacées ailleurs. Par exemple il n'y a pas l'âge, mais parfois tu es aussi naïve.f sur beaucoup de choses. Toi tu es posée et tu as pris à bras le corps tes difficultés socioprofessionnelles pour les lier jusque dans ta recherche et ta pratique par exemple. Ce qui est clairement une preuve de sagesse ! Ahah, est-ce que tu aurais des pistes pour les améliorer ces conditions de travail de toi et tes pairs artistes ?

B.D - Tout à fait. L'implication des artistes dans les institutions, par exemple. Depuis toujours j'y crois. On était pas d'accord là dessus d'ailleurs ahah. Mais arrêtons de donner tous les postes à des universitaires !

PTA - Ah oui, mais je ne suis PAS DU TOUT contre ! Je suis pour un équilibre en fait.

B.D - Il y a des choses qui doivent être prises en charge véritablement par des artistes. Ils ont une compréhension et un regard qui est tellement différent. Tout ne peut pas être tenu par des gens qui sont trop éloignés des arts plastiques.

PTA - C'est certain ! Je ne pense pas du coup qu'on soit en opposition sur ce point de vue. Finalement, on est fondamentalement sur le même but qui est d'améliorer les conditions. Je prends souvent cet exemple là, mais au Québec il y a les centres d'artistes autogérés. Pour le coup ce qui est intéressant dans ce modèle c'est qu'effectivement ce sont des artistes qui sont embauchés dans des postes de régie, de programmation, de communication, de médiation, etc. Mais ça se mixe avec des gens qui sont impliqués auprès des artistes et de l'art et qui ont un recul et un regard essentiel parce qu’ils n'ont pas autant la tête dans le guidon aussi.

On arrive à la dernière question ! Malgré tout les obstacles, qu'est-ce qui te fait continuer à développer ta profession ? Qui te rappelle que ça vaut la peine de s'accrocher ?

B.D - Le fait que je ne peux pas faire autre chose en fait. C'est quelque chose qui te travaille toujours. Même à chaque fois quand j'ai des moments de profonds découragements, j'ai toujours un moment où ça me relance. Tu ne peux pas abandonner. Parce que ça fait partie de toi. C'est au delà du marché de l'art ou de tout système. Bien sûr, tu acceptes certains de ces systèmes, mais il y a une chose qui est toujours sûre c'est que ta recherche tu la continueras jusqu'au bout ! Soulages, par exemple, qu'est-ce que c'est beau sa recherche ! Alors qu'il a fêté ses cent balais ! Il continue de maturer, de rechercher. Moi il me bouleverse.

PTA - On arrive au terme de l'entretien, je te remercie beaucoup Béa d'avoir accepté de répondre à toutes ces questions.

B.D - Merci à toi.

 

1 http://www.esbama.fr/v1/index.php?IdRubrique=undefined&IdSousRubrique=undefined&IdContenu=116&NumeroRubrique=undefined

2 https://esad-pyrenees.fr/

3 https://www.artistes-occitanie.fr/2020/06/08/en-alsace-la-plasticienne-beatrice-darmagnac-65-chargee-dune-installation-a-la-fondation-na-project/

4 https://na-project.org/

5 https://beatricedarmagnac.com/collectif-df/

6 http://www.secu-artistes-auteurs.fr/

7 https://www.lebbb.org/fiche.php?id=800&p=profession_artiste

8 https://www.culture.gouv.fr/Regions/Drac-Occitanie/Actualites/Actualite-a-la-une/AIC-AIA-laureats-2019-en-Occitanie

9 https://biosphere2.org/

10 http://laboratoire-omnibus.over-blog.com/